[SW] 12.02.17

  • Dernier convoi de la journée. Isaiah plisse les yeux, aveuglé par le phare surpuissant de l'Horreur, et garde un visage impassible. Le contrôleur attend sur le bas-côté, prêt à envahir le poste de pilotage, à foutre de l'eau partout et à scruter la liste des marchandises. Comme s'ils n'avaient pas vérifié déjà dix fois le chargement. Mais bon, c'est pas comme s'ils avaient le choix, hein ?


    L'homme grimpe les quelques marches, s'avance dans la cabine étroite, son long pardessus dégoulinant d'eau. Il a la tête de l'emploi, des cheveux ras austères, un nez droit et sévère, une bouche fine qui ne doit pas sourire souvent. Il dévisage longuement Isaiah, traquant la moindre nervosité, cherchant le moindre signe de malhonnêteté. Mais le conducteur reste stoïque, droit dans ses bottes et dans son uniforme des Chemins de Fer Nationaux parfaitement repassé. Son visage, déjà marqué par les années, est imperturbable et ses mains reposent souplement sur les commandes.
    Le contrôleur s'empare de la liste des marchandises, l'examine avec attention et Isaiah compte les gouttes d'eau qui chutent sur le papier noirci, sans montrer sa contrariété. Il est fatigué de cette routine, de ces trajets interminables interrompus trop souvent, de cette méfiance omniprésente. Il est fatigué de cette locomotive poussive, qui traîne laborieusement ses wagons de marchandises, alors que les Horreurs seraient bien plus rapides. Mais bien sûr, elles ne servent pas à ça. Les Haenthys, de leur vrai nom, sont uniquement dédiés à la surveillance des masses et des mouvements, ils ne vont quand même pas s'abaisser à transporter de vulgaires conserves ou autres denrées manufacturées.


    Isaiah n'entend rien d'autre que la pluie qui tombe doucement sur le métal et le chuintement de l'Horreur qui l'aveugle. Mais il sait que le contrôleur communique avec l'équipe restée au sol, qui scanne chaque wagon sans même avoir à en ouvrir les portes, qui répertorie chaque article pour le faire correspondre à la liste officielle. Il attend patiemment qu'ils terminent leur besogne, pressé d'en finir avec cette journée interminable. Le contrôleur relève sa manche, dévoilant sa montre ultra-connectée, et la passe devant le code barre de la liste de marchandises. Un bip discret scelle la vérification, validant le contenu des wagons et autorisant le train à repartir.


    Puis il descend les quelques marches sans un mot, disparaissant dans les ombres de la locomotive. Isaiah ne s'autorise à relâcher son souffle qu'au moment où l'Horreur au dessus de lui s'éloigne enfin, plongeant le poste de pilotage dans sa pénombre coutumière. Le grondement sourd du moteur qui reprend doucement de sa puissance l'apaise et quand les roues se mettent à tourner, il sourit doucement. Poste de contrôle numéro quatorze, le dernier avant de quitter la mégalopole. Bien sûr, il en reste d'autres, et il sait qu'il ne verra le bout de son trajet qu'au poste de contrôle numéro vingt-cinq. Mais le plus délicat est passé.


    Il devra encore traverser les taudis et les cahuttes délabrés, où misère, violence et mort se côtoient étroitement. Il devra encore traverser les immensités désertées par les hommes, qui ont rapidement compris que leur salut ne viendrait que des villes. Il devra encore montrer patte blanche neuf fois avant d'atteindre sa destination, mais il sourit doucement.
    Isaiah était ado quand tout a basculé. Ça faisait des années déjà que la technologie, merveilleux outil du progrès, penchait de plus en plus vers le contrôle et la manipulation de masse. Au cours d'une élection qui fait encore débat aujourd'hui, dans les murmures des ruelles sombres, le parti d'extrême-droite pro-technologies est arrivé au pouvoir, et ne l'a plus lâché. Désormais, tous les citoyens doivent porter une puce électronique, qui permet de les identifier et de les localiser en une fraction de seconde. Désormais, le seul espoir de survie est de s'installer dans les mégalopoles, véritables centres névralgiques de tout le pays, où se trouvent travail et commerces. Désormais, les citoyens marchent dans les rues la tête basse, craignant d'offenser d'un simple regard l'un des membres de la milice omniprésente. Désormais, les conserves que transportent les wagons d'Isaiah valent de l'or.


    Le ciel se pare de ses plus belles nuances crépusculaires et Isaiah sourit toujours. Bien sûr, au début, les gens ont protesté, ils ont manifesté, ils se sont opposés. Ces voix ont rapidement disparu, happées au creux de la nuit, emmenées par la milice. Les autres ont préféré se plier à la nouvelle norme, se fondre dans le moule, se plier aux demandes si raisonnables. Après tout, si le Parti est à la tête du pays, ce n'est que pour rétablir l'ordre et la sécurité, assurer le bien-être aux honnêtes citoyens, garantir un futur radieux aux enfants. Quoi de plus raisonnable que d'affirmer que les voleurs, les meurtriers, les déviants, ne peuvent pas réclamer autant de droits que les travailleurs intègres, qui suent sang et eau pour gagner leur pain quotidien ? Quoi de plus acceptable que de déclarer que pour préserver la culture, l'identité nationale et les valeurs fondamentales, les étrangers ne doivent pas pouvoir se mêler des décisions propres au pays ? Quoi de plus logique que de prétendre que, si vous n'avez rien à vous reprocher, alors vous n'avez rien à cacher, et certainement pas votre vie privée ? Montrez que vous êtes un brave et honnête citoyen, et le Parti prendra soin de vous.


    Isaiah hausse les épaules, chassant de son esprit les mantras répétés en boucle à la télévision et à la radio. "Mangez sainement, ne fumez pas, ne buvez pas d'alcool, ne vous droguez pas, et vous aurez une longue vie sans maladie !" "Bougez, faites du sport, et vous entretiendrez votre corps !" "Travaillez, ne restez pas inoccupés, et vous serez valorisé !". Rapidement, ces conseils sont devenus obligatoires, car après tout, si un citoyen ne les respecte pas, c'est qu'il provoque maladies et oisiveté, en toute connaissance cause. Juste pour nuire au Parti. Et il bascule alors dans la catégorie mauvais citoyen.


    Le sourire d'Isaiah revient quand sa locomotive grondante traverse les champs en friche, à perte de vue, et que sa main fait lentement ralentir le train. Il ne quitte pas des yeux l'horizon, compte lentement jusqu'à vingt-cinq, le temps d'atteindre une vitesse basse. Vingt-cinq, encore, puis le train accélère à nouveau, lentement, sans qu'Isaiah ne quitte jamais les rails du regard. Dans quelques kilomètres, il atteindra le poste de contrôle numéro quinze, et il n'aura plus aucune raison d'être nerveux, car son chargement le plus précieux, ces hommes et ces femmes libérés de leurs puces, sont en train de fuir, courant à travers les champs.

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    Donnez-moi du chocolat, et tout le monde s'en sortira vivant
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  • Ce texte est incroyable. Aussi bien dans la richesse du vocabulaire que dans la construction des phrases. Rien n'ai laissé au hasard, et les émotions font mouche à chaque fois.


    Je sais que l'image n'avait rien de joyeux, mais ton texte, est bien plus angoissant, et sans la fin subtilement amenée, ce serait un texte de désespoir face à une société bétonné.


    J'ai pris beaucoup de plaisir à le lire, bravo ! :)

  • J'ai adoré, forcément. Tu écris toujours aussi bien, et même si le thème était un peu "attendu" au vu de l'image proposée, tu sais nous surprendre, par l'histoire mais aussi par ta manière de raconter qui est bien à toi et est toujours aussi imagée et efficace. Je sais pas si je te l'ai déjà dit mais tu sais vraiment très bien donner vie à un personnage en quelques mots, juste en le décrivant rapidement. Ton vocabulaire est toujours précis, efficace, si bien qu'on s'imagine directement ce que tu veux nous montrer.


    Bref, tout ça pour dire, j'adore toujours autant te lire et à l'occasion d'un SW c'est d'autant mieux - ça nous prend au dépourvu et ça nous force à oser :D


    A très bientôt pour un prochain texte j'espère !!

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